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"C'est simple. Mon idée est d'atteindre le beau. Je compte y arriver grâce à l'argent, de la même manière qu'un artiste travaille les détails de sa toile, qu'un musicien répète chaque jour jusqu'à épuisement. Grâce à l'argent, en étant assez solide, je saurais me rapprocher du beau. En jugulant mes réactions émotionnelles. En m'abstenant de réfléchir sur ma tâche journalière, car c'est le meilleur moyen d'aller dans le mur." C'était en gros ce que je racontais à Agnès, lors de la première bouffe qu'on avait eu, dans son appartement. L'éclat de ses yeux quand on prenait le thé dans son petit intérieur, le salon qui jouxtait son "coin d'alcôve", assis sur son canapé. La brillance de son regard avait cédé la place à autre chose. Elle avait relevé la tête, replacé ses mèches blondes derrière ses oreilles. Ce mouvement d'un quart de seconde lui avait donné de la contenance, résumait aussi la distance fondamentale, les différences entre nos manières de penser. Assise à ses côtés sur le canapé, j'avais l'impression que sa copine était encore là, comme le premier jour où j'étais venu dans ce salon, belle, ses genoux serrés l'un contre l'autre. Agnès avait ses lèvres immobiles, ses mains enfoncées dans les poches de son pantalon jaune, celui qu'elle avait mis avant qu'on se sépare, et tout le temps qu'on s'était aimés. J'avais l'impression d'être au moins d'accord avec elle là-dessus, qu'une partie de notre bonheur, pas neutre, réside dans le confort, et une autre dans la reconnaissance sociale. Ce soir-là, elle avait prononcé d'autres phrases comme: "sa griffe cartonne partout", ou: "son succès donne aux gens l'envie de participer à son projet", en parlant de son pote, qui perçait dans le design, qui faisait ce qu'il fallait pour. Et je pensais à tous ses autres amis "prestigieux", à ceux qui investissaient l'économie, la recherche, la finance. Sur ma table de bois et de verre "design", achetée avec ma prime, dans mon salon, elle étalait les photos de "son défilé de mode", financé avec l'aide du ministère de la culture. Elle me parlait, et pour ça elle n'avait jamais changé sa manière de faire. Toujours le même ton, offensif et ironique, avec la langue qui appuyait en forme de défi sur la fin des syllabes "pour faire réagir les gens", au risque de les blesser, un scrupule dont elle ne s'était jamais embarrassée. Et le sang m'était monté à la tête, pas qu'Agnès me reproche mon manque d'entrain ou autre chose, j'avais l'impression qu'elle me voyait comme un scientifique, intelligent, charmant, seulement. D'où venait alors sa froideur, lorsqu'elle se mettait à faire silence, lorsque j'étais chez elle, parfois ? J'interprétais ses changements d'humeur comme un de sa caste, elle qui savait si bien se faire méchante, sans se forcer. J'avais un complexe par rapport à l'intelligence, au rang social, et je comprenais toujours ce qu'elle disait: "Tu vois, je suis cruelle parce que je sais que tu attends de moi plus que je ne peux te le donner, et je le sais. Mais je te rends aussi un service. Tu peux vider ta rage sur moi, ça ne me gêne pas de servir d'exutoire à ton ressentiment." J'avais l'impression que seules les paillettes de la réussite autour d'elle, de son "vieil ami", de sa copine, des gens de la faculté, étaient capables de l'attendrir. Je revoyais sa rue, le grand dôme de l'observatoire visible de chez elle, le quartier où elle avait grandi, la vie qu'elle avait eue, et j'avais envie de lui dire que l'argent de son père avait des origines peut-être pas très avouables. L'état d'esprit dans lequel elle avait grandi, qui était enfoui en elle, cet avis sur la rudesse des gens, qui tenait dans la devise: "chacun pour soi et Dieu pour tous", que "le Dieu pour tous" était facile à prêcher pour le gens de sa caste. Mes parents étaient "enseignants en faculté", ce que j'écrivais à chacune de mes rentrées scolaires lorsque le professeur demandait la profession des parents, j'aurais eu honte qu'on croie qu'ils puissent être simples professeurs de collège. J'étais très fier qu'ils soient chercheurs en mathématiques, ça me semblait noble. Ils étaient tous deux "anciens élèves de l'école normale supérieure", s'étaient rencontrés en classes préparatoires, où mon père aidait ma mère à résoudre ses problèmes mathématiques. Mon père était un fils de militaire, étudiant chrétien, engagé en politique, avec des idées progressistes. Ma mère trouvait qu'il parlait bien lorsqu'il prenait la parole dans les réunions politiques étudiantes. Ils avaient tous les deux le goût du voyage, avaient parcouru l'Orient. Mon père avait aussi mis les pieds sur les barricades en soixante huit, avait fui les charges de police et passant par les égouts, un fait d'arme que j'ai du mal à me représenter je l'avoue. Ils étaient partis vivre pendant une année en union soviétique, à l'occasion d'un échange universitaire, c'est là que mon frère est né. Ils avaient réalisé des rêves ensemble, des choses extraordinaires, mais je crois qu'ils avaient du mal à emplir leur vie commune d'éléments de tous les jours, le confort, une maison. Mon père était un intellectuel. Il résolvait des problèmes mathématiques, et la complexité de cette tâche était aussi pour lui une forme d'alibi, dans son esprit elle l'affranchissait d'autres choses, par exemple communiquer avec nous. Ma mère était aussi intellectuelle, féministe, allergique aux tâches ménagères. Leurs vies, leurs caractères divergeaient, comment pourrais-je leur en vouloir ? ils étaient des êtres plein de vertu, de probité, et en plus des scientifiques brillants. Ma mère avait ancré en elle l'instinct de profiter de la vie, et nous étions l'un des éléments de sa vie, fondamental, certes, mais pas le seul. Elle était brillante, réaliste, angoissée, elle nous éduquait, à sa manière. Nous étions allés manifester contre un projet de construction de centrale nucléaire. on boycottait aussi les oranges produites dans un pays où régnait ségrégation raciale. Peut-être était-ce cet héritage culturel, mon frère, au début de son adolescence avait été attiré par l'extrême-gauche révolutionnaire. Cette attirance pour la rébellion était l'expression d'une crise de l'adolescence fulgurante et violente, que ma mère avait échoué à appréhender. Elle la féministe aux idéaux de gauche perdait tout contrôle sur mon frère qui allait à des réunions subversives. J'ai souvenir qu'on allait le chercher à la maison de quartier, on le retrouvait entouré de gens plus âgés que lui, aux foulards, dans une pièce enfumé, aux murs couverts d'affiches d'appels à des boycott variés. Le soir, il m'expliquait que "le jour de la révolution", je serai "du mauvais côté des fusils", puisque je refusais de me convertir à l'idéal révolutionnaire, et que lui serait "du bon côté." Il m'expliquait aussi pourquoi il fallait prendre l'argent aux riches et établir la dictature du prolétariat. Il avait forgé sa sensibilité seul, à force de lectures personnelles. A cette époque j'étais trop jeune, encore moins capable que lui de saisir la substance des mouvements auxquels ils appartenait. Pourtant j'étais féru d'histoire, j'apprenais les dates et les événements, c'est moi qui lui expliquais qui était Marx, je crois, ma mère me l'a confirmé, que j'en savais plus que lui sur les théories économiques. A cette époque, j'écrivais des textes, en particulier une pièce de théâtre. Je me rêvais comme auteur, j'avais un instinct de création qui me faisait imaginer des histoires, des intrigues. Cette pièce, jouée avec des camarades de classe, avait pour intrigue la lutte de pouvoir entre les doges de Venise et les seigneurs de Gêne pour le partage du monde. Une sorte de fresque touffue, sur le pouvoir et les rapports de force. J'avais toutes sortes d'idées en moi, les dialogues étaient fortement inspirés de lectures, mais les personnages étaient vivants, humains, ils bougeaient se parlaient, exprimaient leurs rêves. Je me disais que j'avais mis toute ma substance dans ce texte, synthèse de mon goût pour l'histoire et pour l'écriture, et je pensais que j'étais talentueux, je n'avais aucun doute là-dessus, j'avais une confiance en moi extraordinaire. Mon frère était conflit permanent avec ma mère, ils se heurtaient de plus en plus. J'ai souvenir d'un échange verbal entre eux où il la qualifiait de "petite bourgeoise sans honneur", vendue au système. Je crois que pour ma mère, l'intellectuelle féministe, s'entendre qualifiée de "bourgeoise" par son fils était quelque chose de terrible. Moi, j'étais inquiet, et aussi en attente des autres, ce qui me rendait encore plus malheureux de la situation, de leur conflit. A l'époque, je m'appropriais encore tout ce que les membres de mon entourage aimaient, c'était une période difficile avec la séparation de mes parents, ça avait développé ma sensibilité, mon attente, mon attention aux gens. J'avais aussi une propension à me laisser dévorer par les autres, à m'offrir à eux, je m'enfermais dans des situations d'où je ne pouvais plus m'extirper, j'étais prisonnier de mes relations avec les autres et en même temps en attente d'eux. Je pensais à toute cette complexité et cette infinité de choses, ça me préoccupait, je pensais au cours des choses, encore une fois c'était le fait d'avoir des parents séparés, j'avais conscience des grands événements, des ruptures. Mais je n'étais pas un enfant sombre, j'avais aussi le sentiment des grands bonheurs qui peuvent ouvrir l'horizon. Je me posais des questions sur l'essence de l'homme, son but, son utilité, et c'était toujours une inquiétude pour moi, le fait de ne pas comprendre. Ça alimentait aussi mon désir de création, d'expression. J'écrivais des scénarios de bandes dessinées, dans un club de créateurs, mon père m'y amenait en voiture, et venait me reprendre le soir. C'était comme une bouffée d'air, avec lui, dans un centre culturel de quartier, et le professeur, un dessinateur professionnel et un honnête homme, humaniste, cultivé, nous apprenait la technique graphique et celle du récit. Je dessinais très mal, et j'abandonnais finalement ce cours, mais je fourmillais d'idées, je passais des heures dans les librairies, à la bibliothèque. Et j'inventais des scénarios qui étaient je crois l'expression de mon doute et de mes d'angoisses récurrentes, à propos notre condition d'hommes face à l'immensité des choses. Mon frère fréquentait ses cercles révolutionnaires, et son attitude s'en ressentait. En cours, il avait refusé de ranger le journal révolutionnaire qu'il tenait ouvert sur son pupitre, aux yeux et au su de tous. Le professeur en avait une question personnelle, et l'intransigeance de mon frère, son attitude clairement provocatrice et frontal était jugée suffisamment grave pour le faire renvoyer de son lycée. Prenant les devants, mes parents le changèrent d'établissement, ils décidèrent aussi qu'il vivrait désormais chez mon père. L'incident grave avait provoqué un rapprochement entre mon père et ma mère pour discuter de la conduite à suivre et des sanctions à appliquer au fils adolescent. Comme disait mon frère, mon père a été "cool avec lui" à ce moment-là. Autant dire qu'il l'a sauvé, alors que ma mère perdait les pédales devant son fils impossible à maîtriser. Mon frère, donc, avait filé chez mon père. Il avait des aptitudes. Il était allé dans un lycée plus calme et se mettait à bosser, l'influence apaisante de mon père. Je voyais mon frère lorsque j'allais chez mon père, un week-end sur deux. Les repas à table chez lui, c'était une gageure. Mon frère ne parlait pas. Il y avait des silences interminables. J'avais besoin de communiquer et je ressentais comme un gouffre d'incompréhension entre moi et lui, moi et eux. J'avais l'impression qu'ils se ressemblaient. Je me souviens avoir eu envie de hurler que la communication, c'était la base de tout, que son absence signifiait la fin des individus. Je jalousais que lui et mon frère soient si différents de moi, ne partagent pas mon besoin de parler, de m'exprimer, par tous les moyens. J'opposais l'idée que je me faisais de moi, un créatif, un bavard, à leur mutisme de scientifiques sérieux et tristes. Je me disais aussi qu'ils n'avaient pas de recul par rapport à leur caractère, leur défauts, leurs faiblesses. Mais je voulais aussi leur ressembler, je ne me situais pas autrement que par rapport à eux. On avait des soirées de grand calme intellectuel, chez mon père, on lisait. Peut-être que si je n'avais pas eu cette volonté de les imiter, j'aurais pensé mon avenir autrement, j'aurais fait du journalisme, de la publicité, j'aurais assumé mes qualités de littéraire, d'être inventif, créatif. Je savais très bien ce que mon père pensait de ces activités, le dédain qu'il avait pour tout un tas de gens qui faisaient "de vagues choses", qui se donnaient l'illusion de travailler, de construire, alors qu'ils ne faisaient rien. Ils classaient beaucoup d'individus dans cette catégorie, et je crois que je développais une peur, de ressembler à ses exemples. "Donner l'illusion de faire quelque chose" était très facile, disait-il. Il opposait à cette illusion la certitude des mathématiques. J'avais tellement entendu des histoires de gens "fumeux", je finissais par me persuader, voir le monde de cette manière. D'arrêter de voir des proches, qui me correspondaient, qui étaient mes amis, parce qu'ils ressemblaient à la description apocalyptique que faisait mon père des gens "médiocres." Mon père m'avait inculqué sa vision du monde plus qu'à aucune autre personne, ni à mon frère, avec qui il était "cool", ni aux enfants qu'il aurait avec sa nouvelle femme. Moi j'étais jeune, j'avais cette gentillesse, cette propension à me placer sous le joug des autres. Je me souviens un jour avoir fouillé dans les papiers de son bureau, par curiosité, par jalousie, parce que j'étais perdu dans ce monde, que je ne communiquais pas avec lui, je voulais connaître les choses qu'il ne disait pas, j'étais jaloux, de lui, de sa nouvelle femme, de tout. Je voulais aussi certainement me sortir de son étreinte morale. Je m'étais avancé jusqu'au bureau, avait trouvé des photos de sa nouvelle femme, en bikini, puis l'avait reposée en prenant soin de refermer le tiroir. C'était un vieux bahut et il était impossible de refermer ce tiroir en l'état, on s'apercevait instantanément qu'il avait été ouvert. Et pourtant je bravais, jour après jour, je regardais cette photo, jusqu'au jour où il laissait un mot à l'intérieur: "je ne veux plus que tu fouilles dans mes affaires." J'avais craint ce soir-là son regard, ses pupilles dures, il avait été plutôt "cool." J'avais l'impression de ne pas être compris, que mes angoisses, mes élans contrariés n'intéressaient personne. Je ne sais si le joug moral et culturel de mon père était une conséquence de sa séparation avec ma mère, qu'il avait mal vécu, une sorte de vengeance inconsciente de sa part sur moi, ou s'il avait vraiment peur qu'on tourne mal et en rajoutait. J'en souffre toujours de sa culture de l'interdit, sa morale judéo-chrétienne, que la vérité résidait dans la souffrance, qu'il fallait fuir "l'enrobage facile des choses." Une manière de pensée à la Pascal, façon dernière époque de sa vie. Il parlait tellement de rigueur et j'étais tellement sous son emprise culturelle que seule la rigueur scientifique me paraissait digne. Pour atteindre cette rigueur qui m'était étrangère, je me fixais des limites, je m'infligeais une discipline. J'avais une hargne qui me permettait de devenir un scientifique, d'analyser les problèmes rationnellement, alors mon inclinaison naturelle me tournait du côté des sentiments, des sensations. Mais du coup le désir de création qui était en moi perdait de sa vigueur. L'expression, la création littéraire était mineure, mon père disait que tous les systèmes de pensée fondés sur le langage, la philosophie, les sciences humaines, étaient voués à l'échec. car l'absence de formalisme ne permettait ni de prouver ni de démontrer quoi que ce soit. La seule pensée sérieuse, la seule activité humaine qui n'avait pas varié depuis des siècles, qui se basait sur une réalité tangible puisqu'indépendante des époques, des cultures, des hommes, c'était les mathématiques, la pensée formelle, qui était intemporelle. Son discours, cette manière de se retrancher derrière la science était aussi le fruit d'une contrariété, car il lui aussi était un littéraire, en fait, plus qu'un mathématicien, il avait écrit des choses, mystiques je crois, que je n'ai pas lues, sur les grands époques du christianisme, le temps des cathédrales, il s'intéressait aussi à la religion dans la littérature. Un littéraire complexé qui n'arrivait pas exprimer ses sentiments, voilà ce qu'était mon père. D'ailleurs, plus jeune, je crois que son influence avait aussi été derrière mon envie d'écrire. Il m'avait encouragé un tant, je crois qu'il ressentait un vrai bonheur. Cette dictature de la pensée scientifique ne faisait que renforcer cette situation où chacun était dans son monde, n'exprimait rien, analysait, et où j'étais toujours perdant, car toujours le moins à l'aise, avec ce foutu besoin de m'exprimer. Il y avait donc de longs silences à table, mais parfois des discussions jaillissaient. Mon frère n'était plus dans sa phase d'intense rébellion, et était prêt parfois à discuter, on avait des débats sur les systèmes économiques, ce qui était bon ou pas, on discutait, même si on exprimait jamais nos sentiments ni abordait de thèmes personnels. Mon père vilipendait aussi la "connerie humaine", à laquelle il ne fallait pas succomber, lorsque j'y succombait, il me disait: "tu es comme les autres, tu me déçois." Mon frère choisissait comme amis ceux avec qui il maintenait des relations superficielles. Son équilibre psychique. Il mettait une glace entre lui et les autres, en tout cas nous, sa famille, et nous le regardions à travers cette glace. Par exemple, on ne devait jamais savoir ce qu'il était en train de faire, il se couvrait. Il recherchait aussi une certaine excitation, fumait des joints, faisait des expériences, la drogue. Je crois qu'il aurait mal tourné s'il n'y avait pas eu mon père et son attitude "cool", toujours leur ressemblance, puisqu'ils étaient les mêmes. Mon père parvenait à communiquer avec lui à travers cette glace qu'il avait mise. Il se réfugiait dans la musique, il jouait dans un groupe de rock. Il avait un désir de possession matérielle que mes parents comblaient, une moto, plus tard une voiture. Il vivait, à la différence de moi qui intellectualisait tout, de manière littéraire, c'était une manière d'assouvir crever son vide à l'intérieur. Il lisait des bouquins de science-fiction, par exemple, le comble du genre superficiel pour moi, que j'abhorrais. était attiré par des comme lui Il était conscient que Lui il s'épanouissait dans des relations superficielles. Il se posait tout un tas de questions, il était un solitaire qui avait décidé qu'il réussirait, qu'il mènerait sa barque seul. C'était bien le caractère de mon père et de mon frère, ces deux êtres siamois, être taciturnes, mener leur barque suivant leurs choix, sans communiquer. Avec aussi une foi, une assurance extraordinaire dans leurs capacités, leurs chances de réussite. Par exemple à l'époque où moment où mon frère préparait les concours des grandes écoles scientifiques, il s'était lancé là-dedans. il occupait une chambre, assis à son bureau, au milieu de ses feuilles, travaillait nuit et jour et il en criait, chialait presque. Mais il savait qu'il aurait ses concours, et il ne voulait l'aide de quiconque, il s'était transformé en être de peine. Je vivais donc chez ma mère, et j'écrivais, ça me réussissait quand mon esprit était clair. J'avais cette volonté de décrire les êtres humains, de raconter des destins, la compréhension de l'intimité des êtres, c'était mon projet d'écriture, toucher le cœur des êtres. Aller au plus profond des autres. C'est à cette époque que remontait mon désir, mon idée du bonheur, j'étais persuadé que la réussite se trouvait dans une certaine forme de brillance, je faisais tout pour y arriver. J'étais attiré par les filles qui avaient un certain statut social. C'était l'époque aussi où je développais des complexes. J'étais dans un lycée de riches, très élitistes, des gens intelligents, beaux et argentés. Un groupe dans ma classe organisait des soirées "rallyes", destinées à faire se rencontrer fils et filles de bonne famille. Je n'était pas invité à ces soirées, au motif que "je n'avais pas de costume", m'avait dit un des organisateurs, je l'avais pris comme une insulte, le fait que je n'appartenais pas à leur classe, ce qui était vrai, mais cette idée même était pour moi quelque chose d'insupportable. J'étais sensible, et mon désir, mon projet de réussite était la rencontre de gens comme eux, je rêvais d'être parmi eux, de leur ressembler, et tout à coup la remarque de l'un d'eux brisait cette illusion, me faisait revenir à mon état, me faisait comprendre que je n'étais pas comme eux. Pour me venger, au départ, j'étais sorti avec une amie de l'un des leur, une fille mignonne mais surtout grande bourgeoise, son père était directeur des bus et des métros. Le statut de son père, le niveau de richesse de leur famille, elle avait un appartement immense, était une victoire pour moi. Le sentant peut-être, elle me traitait de plus en plus avec désinvolture. Elle n'avait pas donné signe de vie pendant des semaines, et j'étais malheureux. Je me souviens que nous regardions avec ma mère la vidéo en noir et blanc d'une film classique, dans le salon, ma mère aimait regarder des chefs d'œuvre, et sa robe éclairée par les reflets de la télé. Elle faisait ça souvent le soir, lorsqu'elle lisait pas des comptes-rendus de séminaire, ou bien ne faisait pas les comptes. Le téléphone avait sonné, c'est moi qui avais décroché et c'était elle, ma copine bourgeoise, qui était seule dans son grand appartement ce soir-là, elle voulait que je la rejoigne. J'étais prêt à partir, braver la nuit, pour la rejoindre. Ma mère m'avait dit: "tu es comme un petit chien, qu'on peut siffler ? " Le bleu luminescent atteignait la surface lisse du buffet, sa bibliothèque pleine de bouquins de philosophie, de traités scientifiques. Je voyais le visage de ma mère qui me donnait une leçon sur les femmes, le comportement, et je l'écoutais. Je renonçais à aller voir cette fille, d'ailleurs je ne la reverrais plus. J'avais aussi des moments d'inquiétude à l'époque, d'angoisse, indépendamment de cette relation avortée. Je voulais tout chambouler, je pensais trop, j'avais l'impression d'être poursuivi par des fantômes, et je me demandais quand est-ce qu'ils me lâcheraient, que j'arrêterais de me battre avec eux. Ce n'était pas que mon statut social, ma timidité avec les êtres. C'était un sentiment profond de fragilité, d'angoisses, qui me venaient de ma mère, en partie, je me cherchais, et j'avais l'impression que l'écriture ne pouvait être une réponse à ces questions, c'est pourquoi j'écrivais moins, une nouvelle fois je perdais foi dans mes capacités créatives, et mes velléités créatives s'estompaient. Mon frère est rentré triomphalement à l'école normale supérieure, il faisait donc cette école, dans la pure ligne de mes parents, prenant leur suite. A partir de ce moment, et surtout plus tard je traînais comme un boulet le fait d'être le seul à ne pas avoir fait cette école. Je me considérais comme un cas, le seul de ma famille non diplôme d'une école prestigieuse. Mon frère avait touché le prestige mais il était encore rebelle. Je me souviens d'une manifestation étudiante, à l'époque des grandes grèves étudiantes, je l'avais trouvé sur le boulevard, près de son école, à faire un sitting pour que les voitures ne passent pas. L'élite de l'école normale en grève, solidaire des autres étudiants. Il me disait qu'il préférait un système où tout le monde serait sur un pied d'égalité, et l'émulation se ferait sur des valeurs seines. Il était payé, il avait une chambre, il avait atteint son objectif, comblé son propre désir, par la force de son travail, grâce à sa propre volonté, et j'étais impressionné par ça. Finalement on était pareils. les complexes nés du sentiment de non appartenance à la bourgeoisie, d'être de classe moyenne, était le fondement de nos désirs, à moi comme à lui. Il avait apporté une réponse en s'engageant dans les ligues révolutionnaires, l'expression de son état du moment, une autre réponse en bûchant comme un fou pour obtenir ses concours. Il avait fait une thèse, dans le domaine de l'analyse non linéaire appliquée, il avait rencontré des sommités de l'université, et leur avait plu. Il avait fait sa thèse encadré par un grand spécialiste de la finance et des mathématiques, célèbre dans l'utilisation des processus aléatoires dits "martingales" qui décrivent le comportement des actifs boursiers appelés "options." Mes parents divorcés s'étaient réunis à cette occasion, pour sa soutenance. Il était en passe de se faire un nom dans les mathématiques, et on me parlait de lui, c'était une sorte de phénomène d'intelligence. Ma volonté de réussite ma gentillesse avec les gens, le culte malsain que je lui vouais faisait que je n'existais qu'à travers lui. Je faisais la promotion de sa réussite pour ensuite le jalouser, en entendant ceux que j'avais convertis me parler de lui. Je filais à sa suite, j'étais inscrit dans l'université qui l'avait vu passé, où il avait fait sa thèse. Je me disais qu'il fallait que je m'en sorte. J'étais plein de courage, d'énergie. Je me disais que je pourrai me shooter pour moins dormir, fonctionner aux vitamines. J'avais une vision très romantique du travail. Je révisais mes examens avec un souffle d'affamé. Je pensais qu'on pouvait s'établir, en construisant quelque chose, j'avais l'obsession d'être productif, ça venait de mon père, et de ma mère aussi, c'est eux qui m'avaient poussé à faire des études scientifiques. A cette époque déjà, j'étais à fond dans mon choix d'études de finance. L'exemple de mon frère m'avaient convaincu que la créativité dont j'étais si fier plus jeune, qui me différenciait de mon père, de mon frère, ne menait à rien. Qu'il fallait réussir ses études. C'était à cette époque que j'avais renoncé à écrire, provisoirement. Mon frère, lui, avait réussi, il était déjà riche, à trente ans. Au point que j'allais lui emprunter de l'argent à son boulot, il travaillait dans le triangle d'or des affaires. Il occupait un bureau, au fond, il modélisait les processus boursiers. J'avais pris son chèque. J'étais persuadé que j'irai de l'avant, comme lui. Moi, je me cramponnais au parcours pour rien lâcher. Une voix intérieure me priait instamment de mettre de côté tous mes rêves, j'aurais tout le temps pour écrire, j'avais cette envie de suivre, de réussir dans la finance. Malgré je doutais. Je faisais qu'on était dans le bon. Celle que j'occupais près de l'université, que j'avais obtenue par des gens de la famille, des grands bourgeois qui habitaient un grand appartement réservé aux grands fonctionnaires, et qui possédaient une "petite chambre" dans les beaux quartiers qu'ils voulaient bien me louer pour me rendre service, une chambre de huit mètres carrés, sans douche, avec des toilettes à la turc sur le palier, à un prix complètement excessif, exorbitant même. Ils disaient me faire une fleur en m'exploitant, alors qu'ils étaient déjà saturés d'argent, je me souviens du mari, retraité, ancien directeur général d'une grande entreprise, polytechnicien, je crois même qu'il était un des dirigeants du patronat, et qui m'ouvrait sa petite chambre de bonne. Pendant les premiers mois à occuper cette chambre de bonne, toute petite, au-dessus des appartements d'un immeuble cossu, près d'un parc. J'avais l'impression de découvrir la ville. La chambre dominait l'étendue des toits de zinc et il y avait des grands soirs de couché de soleil, des phénomènes de luminosité étranges. Je me souviens des retours le soir, à peiner pour regagner la chambre de bonne, les jambes fébriles et fourbues en atteignant les dernières marches, dans un mélange d'épuisement et d'excitation. Je ne pouvais dormir, parfois, le soir, j'avais un sommeil étrange, il y avait Au sixième étage, sans ascenseur, sans douche, qui ne possédait qu'un lavabo. Le lavage consistait à s'accroupir dans une bassine, puis à se frotter avec un gant, en inondant le sol au moment du rinçage. Les envies de douche motivaient de ma part des visites fréquentes chez ma mère. Lorsque je regagnais ma chambre, j'avais des envies, Il y avait la voisine de pallier, on pouvait la voir rentrer et sortir de son appartement, en se collant à l'œil de bœuf. Parfois les bruits de pas s'estompaient et une autre porte que la sienne était claquée, plus bas. L'attente reprenait alors, avec l'espoir redoublé qu'une cavalcade de pas mêlée de rires rompe soudain le silence. Dans ces cas-là non seulement c'était elle, mais en plus accompagnée de plusieurs hommes, des nouveaux venus. En plus des rires, j'entendais sa voix qui souhaitait la bienvenue, ils étaient deux, et je pense qu'à l'intérieur ils l'avaient embrassée, elle a claqué la porte en mettant le verrou à double tour. J'ai avancé précautionneusement sur le palier, jusqu'aux toilettes, avec l'espoir que le vent soulève les rideaux, que les mouvements du salon se dévoilent, je la verrais nue en train de faire l'amour avec les deux autres. Les rideaux n'ont pas tremblé et seul les rires, aigus et graves, d'hommes et de femme mêlés, ont transpercé à travers les carreaux. J'écrivais ma nouvelle, j'étais encore amoureux d'une précédente histoire qui me poursuivait, et j'avais l'impression de vivre des moments intenses en me plongeant dans l'écriture. J'étais donc inscrit à la faculté, dans le cours d'un professeur qu'il avait eu, toujours le sillon familial, qui l'avait "découvert", une gloire mondiale, titulaire de la médaille des mathématiciens. Il y avait des chercheurs célèbres dans cette université, lui était spécialiste de résolutions d'équations aux dérivées partielles. Un phénomène, que chacun appelait par son prénom, Pierre-Louis, que ma mère connaissait, qui apparaissait, de belle taille, toujours avec une touffe de poils sortant de sa chemise, le macho mathématicien, sorte de mutant, beau, trop intelligent, sorte de frère siamois de mon frère pour l'intellect. Il donnait ses cours sans notes. Ses cheveux longs et blonds, vêtu parfois d'un costume beige soigneusement coupé, lorsqu'il allait à une soutenance de thèse, ou recevait, car ces profs avaient toutes sortes de contact prestigieux. Il corrigeait nos copies d'un tour de main, en quelques dizaines de minutes. il posait ses mains sur le bureau, annotait la mienne et me la rendait. Ce prof qu'avait eu mon frère, nous expliquait que "nous n'étions pas des génies, ça, c'était sûr" et j'avais été choqué, pour la première fois. Il ajoutait que nous ne sortions pas de l'école normale supérieure, comme mon frère, mais que nous étions de gentils étudiants. Nous n'avions ni la créativité ni le génie scientifique. Le système élitiste, me rejetait, je ne faisais pas partie de son troupeau, j'en concevais comme de la honte, je crois que plus tard ça avait réveillé mon envie d'écrire, pour prouver mon intelligence. Un autre événement m'avait choqué, le lendemain, à la fac, alors que je pensais être un étudiant modèle, je suivais un module de traitement d'images, un domaine de recherche nouveau, prometteur. Le professeur qui donnait le cours s'enorgueillissait d'avoir mis au point un système de reconnaissance d'empreintes digitales. Je suivais ses cours magistraux, lui aussi courait après la reconnaissance de ses pairs, voulait imposer sa spécialité, le traitement d'image, comme un domaine d'excellence de l'université. Il nous motivait, nous disait de choisir et de nous donner à fond. Pour preuve de sa bonne volonté, il nous livrait aussi des informations intéressantes. Un important organisme recherchait des scientifiques capables d'analyser pour retraitement des images, il s'agissait d'applications militaires et civiles, je me souviens, il y avait de l'analyse d'images satellites pour la régulation du trafic routier. Il nous disait qu'il avait "un ami" dans cet organisme et qu'en "prenant sa majeur", nous nous ouvrions la possibilité de faire des stages intéressants. Il pouvait passer des coup de fil, nous organiser des rendez-vous avec ces professionnels. En disant ça, sa bouche était sirupeuse, presque gourmande. J'avais donc choisi sa majeur, et j'y croyait dur comme fer, je bossais plusieurs semaines sur un projet de traitement d'images. Ses paroles avaient fait mouche, elles s'étaient incrustées dans mon esprit. "Vous qui avez la hargne, qui êtes décidé à vous défoncer, lancé à fond sur l'autoroute du bonheur, avec au bout les feux éblouissants de la beauté qui s'annoncent. Libérez toute votre énergie et votre belle jeunesse. Suivez la voie que je vous indique", c'est à ça que je pensais. La réalisation du projet avait pris un tour loufoque. Au moment de lui présenter le projet réalisé qu'il nous avait soumis, il n'était pas venu. On avait dû l'appeler, la responsable de notre formation, à son domicile, et je crois qu'elle l'avait tiré du lit, il était arrivé en colère, énervé d'avoir été dérangé par deux petits étudiants. Il avait prétexté qu'il avait "rendez-vous avec une journaliste", au même moment pour un entretien. Il était bien obligé de rester, de par son statut de professeur, obligé d'assister aux remise de projet de ses élèves, mais il n'écoutait rien, excédé que son statut et mon insistance lui fasse louper son "entretien" journalistique. Je pensais à ce en quoi je croyais. Je m'étais retrouvé à quémander ma présentation à cause d'une journaliste. C'était encore le matin, et il l'avait récupérée dans le hall, devant le distributeur à café, où cette journaliste patientait, sa main caressant son gobelet, il s'était excusé platement et sourire, lavette, guimauve, il l'avait précédée dans son bureau, pour réaliser cette interview. Je découvrais pour la première fois la fureur des hommes, leur énervement lorsqu'on les empêchait de privilégier leurs intérêts. Je découvrais que beaucoup de gens étaient comme ça, fonctionnaient comme ça. C'était le noeud de beaucoup de gens, différents par les envies, les aspirations. C'était le problème de la fureur des hommes. C'est tellement dur, c'est un combat. Soit on choisit les armes, soit on se replie, on oscille toujours entre l'un et l'autre. Lorsqu'on choisit les armes, on dépense toute son énergie, on se dit qu'on va mettre le feu, on envisage toutes les possibilités pour se venger. On se focalise sur les caractères, ça pompe encore plus d'énergie que les rapports eux-mêmes. Je haïssais ce prof, à la suite de cet incident, j'avais vraiment envie de me venger. Et puis on réalise que c'est une bourrasque perpétuelle, que ça s'apparente à de la survie. Alors on essaie de changer son attitude, on prend du recul, à la faveur d'une période de calme, où on est mieux dans ses nerfs. Comme dans toute survie, les états sont provisoires, c'est changeant. Pendant toutes ces années, je me suis dit que l'important était que j'aie mon diplôme, et que je continue à écrire. J'avais une machine à écrire sur laquelle je tapais mes nouvelles, dans ma chambre de bonne, je le faisais la nuit, je me souviens, j'avais l'impression de goûter le silence la ville et de faire corps avec elle, c'était un sentiment très agréable. Je contemplais l'étendue des toits de zinc et le calme, j'avançais dans mon travail. J'écrivais une nouvelle sur un amour que j'avais connu dans une ville étrangère, un amour brisé, mais qui m'avait marqué. J'avais décidé justement de retourner en voyage avec un pote, un ancien camarade du lycée dans cette ville extraordinaire. Avec mon pote, nous avions fait la connaissance d'un couple, dès le départ j'avais repéré cette fille parce qu'elle arborait une flamboyante chevelure blonde et qu'elle était "canon." On discutait avec eux aux arrêts sur les aires d'autoroute, le voyage durait dix-huit heures, un voyage de nuit en autocar, une expérience étonnante. On les avait retrouvé dans la ville durant tout le séjour. Ils visitaient des églises, se bourraient la gueule avec nous, la bière ne valait rien, dans cette république libérée. Un petit couple bourgeois, formé depuis peu qui se libérait avec nous dans cette aventure. Déjà le mec, Arthur, traitait sa copine, Maëlis, avec désinvolture, quand il avait un coup dans le nez. Elle ne réagissait pas, acceptait, c'est comme si c'était acquis qu'elle allait devenir sa femme, elle avait de très beaux seins, excitait la convoitise des autres, il était beau, lui aussi. Il y avait une beauté intrinsèque dans ce couple, ils "représentaient la beauté" ce que m'avait dit mon pote. Lorsqu'il avait un coup dans le nez, il lui disait: "va te faire foutre, salope", je me souviens il lui disait ça en traversant une avenue de la ville, et on était soufflé, mon pote et moi. Et puis on avait eu des discussions, autour d'une chope de bière, on parlait de la beauté et des nuances dans le ciel, des sorties, des vacances. On vivait un extase culturel dans cette ville. De retour de ce voyage, mon pote me proposait de partager un appartement. Il y avait une grande différence entre nous deux, c'est cette grande différence qui l'avait amené à me proposer l'appartement. Il préparait le concours d'entrée à une école d'art, avait interrompu l'école d'ingénieur qu'il faisait pour se consacrer à l'art. Cette préparation, il faisait dans une école privée spécialisée, une école "pour riches" disait-il car payante, chère. Il avait eu une enfance opposée à la mienne, il avait grandi dans une famille stable, son père était élu, homme politique, et auteur de théâtre, en province. Sa mère leur faisait des petits plats, la main sur la hanche et le tablier, le sourire en coin, gentille pour tout le monde. Elle était fille de restaurateur aisé, Ils lisaient des livres, ils abordaient tous les sujets, on avait des bons résidus "d'éveil à la conscience", de "responsabilisation" de quand on était plus jeunes, on avait bien retenu la leçon, on était formatés. Il avait été élevé comme ça, avec son frère et sa sœur. Capables de s'investir une fois à l'âge adulte, de s'engager positivement. ça aurait pu être un idéal de famille intello, avec peu de fric, mais assez d'esprit de révolte, de vouloir faire juste, ça aurait pu être ainsi, s'il y avait eu de l'amour. On vivait dans un environnement soigné, on avait ce qu'il fallait pour être sains, équilibrés, on avait le goût des choses propres. Je me souviens de moments qui auraient pu survenir chez moi, des moments presque inventés, ou des réminiscences de souvenirs mélangés à des, mes parents écoutant tranquillement de la musique liturgique sur de beaux fauteuils. Son père écrivait ses pièces, sa mère était psychologue, s'occupait des problèmes des autres. Il m'avait raconté l'événement marquant de la vie de ses parents. Que la pièce de son père avait tapé dans l'oeil d'un producteur de télévision qui animait des émissions littéraires. A la sortie de l'enregistrement de l'émission, avec une voiture louée avec chauffeur. A la grande sortie, je me souviens on était le long des quais, tous les trois à l'arrière, à filer en regardant les voies sur berge remplies de phares de voitures qui se reflétaient dans l'eau et ma mère avait les yeux qui brillaient, mon père arrêtait pas de pousser des éclats de rire presque nerveux, on s'était pas retrouvé comme ça tous les trois depuis dix ans. On est passé au siège de la revue, à deux pas des quais, chercher un exemplaire spécial et mon père l'a dédicacé à ma mère avec une formule que j'ai oubliée mais qui était pleine de tendresse, puis on a filé du côté de la rue, dans le quartier que ma mère aimait tant, qui lui rappelait sa famille, ses origines, ils s'étaient fait un gueuleton, dans un resto, ils avaient pris ce qu'il y avait de meilleur, à la fin le directeur de la revue était venu les rejoindre et avait lu un extrait de la pièce de son père, solennellement, et les gens dans la salle s'étaient mis à applaudir, et la soirée s'était achevée par les remerciements de son père, debout. Ensuite, un groupe était venu jouer, un violon et un chanteur, ils avaient dédicacé le morceau à sa mère, un air un peu sentimental qui lui rappelait plein de souvenirs et qu'elle répétait de sa voix un peu fausse, des larmes aux yeux. Sa sœur était différente. Elle avait fait des études de psychologie et elle analysait tout sous cet angle, c'est comme si elle avait déjà la déformation, de l'analyse, moi ça me gonflait. C'est elle qui nous repassait l'appartement, elle le considérait comme un petit, un mioche, et elle nous regardait de haut. N'empêche qu'elle nous donnait l'appartement. On commençait à vivre ensemble. On avait des chambres mitoyenne, qui donnaient sur un couloir lequel menait d'un côté à la cuisine, de l'autre à une douche. J'avais une chambre avec une cheminée, une glace, grande, en longueur, qui me changeait de ma petite piaule de bonne. Je prenais le métro pour aller à l'université, le matin, je me disais qu'il me restait la dernière ligne droite à franchir. Et puis mes yeux brillaient à plein régime. J'avais l'impression de découvrir une nouvelle beauté, dans la vie, et l'obsession de cette nouvelle beauté à atteindre, je l'avais chevillée au corps. Elle consommait toute mon énergie, comme une locomotive lancée à plein régime sur des rails étincelants. J'étais bien. Je suivais ma voie, des cours, et les objectifs que je m'étais fixés. J'étais en accord avec mes choix, ma vie d'étudiant. J'aimais cette université. Le petit couple friqué avec lequel nous étions toujours en contact nous avait invités. Ils avaient fait un repas chez les parents d'Arthur, dans les beaux quartiers, un appartement hallucinant, j'en avais jamais vu d'aussi grand. chez le fils propre et bien élevé. Puis à la suite de repas, une autre soirée, qui avait pour thème la "provocation", toujours dans l'appartement des parents, à laquelle j'étais convié de nouveau, mon pote n'était pas venu car il était retenu par sa copine, et je lui disais après ce qu'il avait loupé, c'était c'est drôle car il était mal à l'aise de voir ce qui se passait, un trois cent mètres carrés lustré, je n'avais jamais vu un appartement pareil, aussi grand, aux luxueux, il y avait des photos encadrées des enfants, de la mère en chapeau de mariage, tout ce que je n'avais pas connu, que j'ignorais. Un tas de filles étaient là, essayaient des tenues. En arrivant, j'étais rentré dans la pièce où les filles se changeaient et j'étais halluciné. Maëlis était enjouée, me faisait la bise, autour d'elle l'une des filles était en bas fin, l'autre. Et elles allaient rester ainsi toute la soirée, j'étais surexcité, j'étais fier, je me disais que certains n'auraient jamais l'occasion de tout leur vie de voir ça. Maëlis avait mis une simple et des frou-frou qui lustraient ses jambes de bas en haut, avec un décolleté plongeant, hallucinant, qui montrait tout, je voyais toute sa poitrine. Une tenue qui aurait fait se damner un saint tellement elle était belle, je le réalisais aujourd'hui. J'étais maquillé, simplement, un trait noir, que je m'étais fait, et elle me trouvait beau, elle disait que j'étais mignon que je ressemblais à une star du, et que j'étais vraiment très beau. J'avais un maquillage que m'avait fait la copine de mon pote, restée dans l'appartement, parce ce genre de soirées "les gonflaient." Tout le monde disait que je ressemblais à un chanteur de variétés ou une rock star, on errait d'une pièce, que dis-je, d'une salle à l'autre, l'appartement était tellement grand. Il y avait toute la bourgeoisie déguisée, outrageusement, et j'avais pas de ressentiment, au contraire, des filles réellement superbes, qui discutaient, buvaient des coupes de champagne en porte-jarretelles, que je n'aurais jamais vues dans cette tenue autrement. Il y avait une fille tout simplement en porte-jarretelles, avec sa coupe de champagne, et discutait plusieurs heures, qui dansait ainsi, ça lui semblait naturel d'être dans cette tenue, elle était très belle elle aussi, je lui parlais, fasciné par ses seins, sa tenue. Moi je bossais donc, tandis qu'eux, les étudiants en art se réunissaient dans la journée, faisaient leur cirque. Parfois ils faisaient des séances de nu l'après-midi, le samedi. J'y étais, bossait mes cours où plutôt tâchait, je voulais regarder par la porte qui communiquait. Ils s'était "payé" un modèle, en l'occurrence une étudiante, une copine de mon pote, pour s'entraîner à la dessiner, lui, Sébastien ainsi que d'autres.



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